Entretien de Giacomo Mercuriali avec Francis Offman
mai 13, 2024 – Bologne
Giacomo Mercuriali (GM) : Nous nous sommes rencontrés au Moulin des Ribes alors que vous étiez en train de démarrer vos recherches pour votre exposition au QUAI. Nous avons entamé une conversation sur le rôle de la biographie, l’importance de cultiver un état d’esprit positif, et la manière dont l’expérience de l’art peut changer la vie des gens. Dans votre pratique, vous associez les rebuts de la société industrielle, tels que les textiles, le papier et le plastique, aux biographies des personnes qui vous les donnent. Est-ce une façon de raconter leurs histoires ?
Francis Offman (FO) : L’utilisation que je fais des matériaux découle de ma vision du monde. Ce sont les matériaux que l’on trouve en Afrique. J’ai ce souvenir d’enfance, en Ouganda : dans un paysage aride, des poignées de sacs plastique enterrés surgissent du sol, agités comme des fleurs par le souffle d’un véhicule qui passe. Je pense souvent à tout le plastique exporté de l’Occident vers le Sud. Au Rwanda, le plastique est aboli. Si on en trouve dans vos bagages à l’aéroport, on vous le confisque. En l’absence de structures développées pour sa production, il y a aussi un manque d’infrastructures pour son élimination. En ce qui concerne l’Europe, le marc de café est jeté, donc il est toujours disponible. J’accorde de l’importance à la durabilité : tout le monde peut travailler comme moi. J’ai commencé à utiliser ces matériaux en m’inspirant des maîtres anciens qui fabriquaient leurs propres pigments. J’avais des difficultés financières. Mes collègues eux aussi avaient du mal à s’en sortir ; un tube de peinture peut coûter 25 euros, et pour produire une grande toile, il faut investir beaucoup d’argent. J’ai voulu développer une ligne de conduite philosophique, et une œuvre qui s’inscrive dans notre monde. Une grande quantité de matériaux nous entoure, chacun peut y accéder facilement. Il suffit d’apprendre comment les choses sont faites. Beaucoup d’informations sont disponibles aujourd’hui, il faut donc commencer par étudier.
Quant aux histoires des gens, le barman qui m’offre le marc de café me raconte une histoire, et je lui en raconte une autre en échange. Nous sommes devenus amis, et il a commencé à s’interroger sur l’art. Il est fier de m’avoir offert le café. Mes collègues et mon galeriste m’apportent des objets dont ils savent que je pourrais avoir besoin. À chaque fois, nous parlons et nous partageons nos histoires. Quand j’utilise ce qu’ils m’apportent, je me souviens de ces rencontres.
GM : C’est une manière de produire un souvenir physique de ces rencontres et de rendre monumentaux des événements banals. À travers le choix des matériaux, les spectateurs sont impliqués viscéralement dans vos pièces, par une référence directe à leur métabolisme : ils se retrouvent confrontés aux restes du café qu’ils ont bu le matin, au papier qui enveloppe les objets qu’ils produisent, achètent et consomment, aux pansements qu’ils utilisent pour soigner leurs blessures.
FO : Mes recherches sur les matériaux sont une manière d’étudier mon époque. J’ai découvert un marché noir de médicaments périmés et de scalpels qui relie Singapour à l’Afrique. Pendant le COVID, je suis entré dans l’entrepôt de la MAMbo (Musée d’art moderne de Bologne) et j’ai trouvé un stock de kits médicaux périmés dans lequel j’ai récupéré des bandages que j’ai commencé à utiliser. C’était une façon de faire référence à la situation de Bergame, la ville où j’ai vécu avec mes parents, qui a été sévèrement touché par le virus. J’ai presque épuisé ma réserve. Au bout d’un certain temps, je n’utiliserai plus de pansements. J’ai tendance à aller jusqu’au bout de mes stocks : c’est un moyen d’éviter la production industrielle. Je prépare rapidement beaucoup de travail, je le mets de côté et je le montre beaucoup plus tard. Ainsi, je laisse place à la pensée. Les œuvres évoluent avec le temps.
GM : Vous avez une éthique de travail stricte : lorsque vous abordez quelque chose, vous l’approfondissez autant que possible et vous passez ensuite à autre chose. C’est une manière de se limiter. D’un certain point de vue, votre travail est abstrait, de l’autre, c’est une sorte d’hypermatérialisme. Vous insistez sur le caractère sacré et mythologique du matériau. Vous vous efforcez de le considérer sous un angle différent de celui de l’écologie industrielle. En effet, dans la logique de la production, tout est identique. Les objets sont interchangeables. Cette façon de penser contredit la logique générative de la vie, dans laquelle chaque individualité compte comme un absolu.
FO : Générer une forme de tension autour des matériaux est essentiel pour mon travail. Je veux éliminer le processus d’achat de toiles. En ce sens, j’ai récemment entamé une collaboration avec l’entreprise textile Arcolaio pour la création de toiles en lin de conception spécifique. Je veux approfondir ma conscience et ma maîtrise des matériaux.
GM : Cette approche vous conduit à retracer l’origine naturelle des matériaux, qui précède l’échange économique ; vous remontez jusqu’à la source, et refermez en quelque sorte un circuit.
FO : Oui, je valorise les contraintes imposées par la nature. Par exemple, à chaque saison
correspondent certaines conditions atmosphériques qui influencent mon travail. Il faut un certain temps pour faire sécher le café. Je ne peux le faire qu’en été. À une autre échelle de temps, lorsque le marché de Bologne se termine chaque semaine, on trouve toujours beaucoup de plastique, de carton et de papier qui volent partout. Pourquoi est-ce que j’achèterais du papier alors que je peux le ramasser ? Van Gogh a bien utilisé de la toile de voiliers !
GM : À propos de grands maîtres, Mimmo Rotella est l’une de vos influences.
FO : J’ai beaucoup réfléchi à l’utilisation du Vinavil et du papier chez Rotella. Comme moi, il travaillait la stratification. Je m’intéresse aux méthodes des maîtres de l’Arte Povera. Ce sont eux qui m’ont appris la technique du collage. Le savoir transmis par les artistes qui nous ont précédé nous permet de continuer. Je me réfère à l’histoire de l’humanité dans son ensemble. Peu importe si on est noir ou blanc. J’assimile les réalisations de mes prédécesseurs, je leur rends hommage et je vais de l’avant.
GM : Pour votre exposition au QUAI, vous avez décidé d’intégrer des senteurs de café et de lavande. Est-ce la première fois que vous prenez en compte la perception non visuelle ?
FO : J’avais esquissé quelques idées à l’occasion de la Biennale de Liverpool, mais ce n’est qu’à Grasse que j’ai décidé de me lancer. Lorsque les gens apprennent que mon travail inclut du café, ils s’approchent des surfaces et essaient de sentir l’odeur. Le café est utilisé dans l’industrie du parfum comme un neutralisant : lorsque l’on teste des essences, on se nettoie le nez avec avant de passer à la fragrance suivante. Nos oreilles, notre nez et notre peau n’ont pas de paupières. Contrairement à la vue, ces canaux de perception sont sont toujours ouverts. À l’avenir, je m’efforcerai d’intégrer le sens du toucher. J’aimerais pouvoir permettre aux aveugles d’accéder à l’art visuel.