UNE ARCHÉOLOGIE DES READY-NOTHINGS - Eftihis Patsourakis en conversation avec Giacomo Mercuriali
septembre 27-28, 2024 –
Giacomo Mercuriali : Le livre XXIII de l’Iliade raconte les funérailles de Patrocle, ami d’Achille. Après une cérémonie complexe, les Achéens incinérèrent le héros mort sur un bûcher et ses cendres montèrent vers les cieux. Cet acte reflétait les sacrifices alimentaires que les anciens promettaient aux dieux les jours de fête : ils enveloppaient de graisse les os des animaux abattus et incinéraient les victimes sur des autels érigés devant les temples. La fumée de l’offrande atteindrait les dieux, ainsi reliant les terriens aux immortels.
En regardant les tableaux que vous avez exposés au Quai, je me suis demandé si je n’étais pas confronté à une stratégie artistique consistant à relier nos corps charnus à l’infini. Dans votre pratique, vous ramassez des objets ordinaires et vous les allumez comme s’il s’agissait de bougies, annihilant ainsi leur substance. Le souvenir de leur forme lévite vers vos toiles, tel un pigment spectral. Vous peignez avec des cendres. Sous un acte violent, je vois la douceur et la sacralité. Est-ce une oblation laïque ?
Eftihis Patsourakis : L’art génère des connexions. Je suis surpris par votre lecture. Est-ce un rituel ? Y a-t-il de la performativité ? Le processus commence par une promenade en ville, dans un quartier. J’aime flâner dans les rues animées. Les routes sont pleines de traces : je les appelle des ready-nothings [des riens-prêts]. Un gant, un morceau de tissu, un bout de papier, une cigarette, une plume perdue : je collectionne les ready-nothings qui errent, sélectionnant les objets perdus emportés par le vent, abandonnés. Il y a quelque chose de flottant et de tremblant dans ces objets ; on ne les trouve pas dans un magasin ou dans une archive. Mon utilisation du feu renvoie aux rituels, à l’alchimie et à la purification : le feu renouvelle de la même manière qu’il fabrique du verre à partir du sable. Je suis proche des formations spirituelles, mais la religion ne m’intéresse pas.
GM : Dans votre pratique, vous mélangez observation, combustion et hasard. Êtes-vous à l’aise de ne pas contrôler le résultat ?
EF : Je fais un parallèle entre mes pérégrinations, mes peintures et un jeu de dés, un pari. J’aime la sensation ludique d’être en compagnie d’Héraclite, selon lequel le feu et le jeu sont à l’origine du monde. Ma pratique est non hiérarchique. Je ne manipule pas quelque chose de dominant et de supermasculin. Je m’approprie les ready-nothings. Il y a de l’absence et de la perte. L’identité n’est pas tellement présente. J’aime le mot « flux », comme dans « Fluxus » : un état de devenir. Pour moi, il y a Ulysse, mais il n’y a pas de patrie dans laquelle on peut revenir. J’adhère à un processus ouvert de devenir : quelque chose est conservée sans être remplie de savoir. Le feu est cathartique. Il refuse une identité fixe, il est hasardeux et il garde un lien avec la révolution. J’utilise des métaphores de changements structurels. Historiquement, lorsque les gens avaient peur, ils se tournaient vers des représentations anthropomorphes car donner forme est un acte contre la peur. Ces œuvres sont abstraites, mais on y sent devenir une forme qui semble impossible à réaliser. C’est un entre-deux. J’aime ce sentiment qui plane au milieu de l’archéologie et de l’astronomie avec un besoin d’avancer.
GM : L’astronomie elle-même est-rien une sorte d’archéologie. Une partie de la lumière qui atteint la surface de la Terre a été émise il y a des milliards d’années par des galaxies lointaines. Quand nous les regardons, nous voyons le passé. Il vous a fallu des années pour rassembler la deuxième série d’œuvres que vous avez amenées à Monaco. Elle est constituée de photogrammes réalisés à partir d’instructions de motifs à broder pour réaliser des compositions florales. Ici, vous plongez dans la beauté et la décadence.
EF : Oui, dans l’espace sombre du Quai, j’ai installé Still Lives [Natures mortes]. Cette pièce représente une petite communauté de personnes. Dans mon travail, il y a généralement un « nous » impliqué, un sentiment du collectif. Je crois fermement aux gens, surtout aux amis. Je ne crois pas à l’isolement. Les femmes qui achetaient ces designs ne pouvaient pas être des collectionneuses. Elles n’avaient pas les moyens d’acquérir l’œuvre d’un artiste ; c’est pourquoi elles l’ont brodé. Elles créaient de petites collections dans leurs maisons. Les instructions qui accompagnent ces designs fournissent un quadrillage, c’est-à-dire un espace pré-organisé qui cartographie le travail d’aiguille de l’utilisateur. C’est ce que l’on ne veut pas que les enfants fassent dans les cours de peinture. Les gens ont besoin d’agir de manière créative, et ces objets leur confèrent un talent artistique forcé, une sorte d’algorithme d’IA populaire. Les gens aspirent à la beauté. Parfois, il ne leur reste que la créativité piégée.
GM : Lors de la préparation de votre exposition, vous avez passé du temps au Moulin des Ribes de la Società delle Api à Grasse, ville appréciée des voyageurs en quête de beauté et d’élégance. Notre civilisation intègre habituellement ces effets dans une logique de l’économie et des contreparties monétaires. Le tourisme cache une lutte entre une soif universelle de qualités humaines et le mode de vie sans pitié de notre société industrielle.
EF : À Grasse, les entreprises fabriquent de belles fleurs. Les entreprises créent la nature et je trouve cela dévastateur. Il existe une technologie de fabrication “personnalisée” de plantes avec laquelle on peut tout concevoir, de la graine à la fleur. C’est une métaphore de l’artificialité. Nous avons souvent l’impression d’être contrôlés. J’adore le concept de vanité que l’on associe au genre de la nature morte. Celui qui possède Still Lives l’exposera, mais ces fleurs sont éphémères : plus on les expose, plus elles se fanent. Le processus de visibilité ici devient un processus de disparition. Les réseaux sociaux imposent un jeu de visibilité. Par rapport au passé, l’invisibilité est rare aujourd’hui.
GM : Saviez-vous que l’artiste américain Barnett Newman partageait votre passion contre les formes imposantes ? Dans ses écrits, il développe une esthétique anarchiste pour l’expressionisme abstrait.
EF : Je me sens plus proche de Jackson Pollock. Le geste d’ouverture contre l’autorité de toute tradition me provoque. Le corps de Pollock agit, désignant des vies qui ne sont pas glorifiées. Je m’inspire également des artistes qui célèbrent le quotidien et le pouvoir de l’objet trouvé. Dans l’une de ses œuvres, David Hammons recouvre sa peinture abstraite d’un plastique trouvé et sale. Il adore se moquer de la peinture et de l’art contemporain. Dernièrement, j’ai aussi pensé à Daniel Spoerri et à ses œuvres faites avec des restes de repas entre amis. J’ai toujours été inspiré par les écrits de Gilles Deleuze et son besoin de valoriser le corporel, le devenir, les nouveaux concepts, voire d’inventer de nouveaux termes. Je lie le besoin de créer de nouvelles formes et de nouveaux mots à un besoin de changement social.
GM : Avez-vous rencontré d’autres artistes à Grasse ?
EF : À Grasse, j’ai rencontré Alex Cecchetti et Nino Kapanadze. Nous avons eu de longues conversations et échanges. Le Moulin de Ribes est un site inspirant avec un esprit communautaire. Nous avons tous utilisé le témoignage des gens et de la nature dans nos pratiques. Le Moulin était un lieu d’ouvriers. Les gens fabriquaient de l’huile et des objets en céramique. L’histoire du lieu est impressionnante. Aujourd’hui, les ouvriers exercent encore toutes sortes de métiers dans la région. J’ai récupéré sur ce site des ready-nothings, des vestiges de personnes qui y travaillaient ou y vivaient. J’ai également collecté des traces non humaines comme des plumes, des feuilles et des morceaux de bois. Le feu a incarné tous ces éléments dans les œuvres que j’y ai réalisées. C’était une période fertile.