Francis Alÿs, Exodus, 2013-2018

À la recherche de nœuds libres

février 9-mai 28, 2024 – Monaco

La Società delle Api est ravie d’annoncer l’ouverture de l’exposition « Looking for Free Knots » (à la recherche de nœuds libres) qui sera présentée au QUAI. Le commissariat  de Maria Katia Tufano est axé sur un questionnement autour des idées de mémoire et d’identité. Pour exposer ses pensées, elle a sélectionné un ensemble d’œuvres de la collection de Madame Silvia Fiorucci, notamment de Joana Escoval, Mirella Bentivoglio, Simone Forti, Laura Grisi,  Rodrigo Hernandez, Joan Jonas, Nino Kapanadze, Liliane Lijn, Eftihis Patsourakis, Lisa Ponti, Cinzia Ruggeri, et de Sergueï Eisenstein.

Maria Katia Tufano
Diplômée en arts visuels de l’université de Bologne, elle s’est spécialisée dans la restauration d’œuvres d’art contemporaines, en privilégiant la conservation et l’intervention a minima. Elle gère des collections privées depuis plus de vingt ans et travaille également comme conseillère artistique. Elle a collaboré à des publications scientifiques sur la conservation et la dégradation des matériaux avec des groupes de recherche du CNR. Depuis 2006, elle est conservatrice de la collection Alessandro Maccaferri. Elle vit en Italie.

Introduction à l’exposition par la commissaire

Les mots prononcés par le cœur, aucune langue ne peut les articuler, un nœud dans la gorge les bloque et on ne peut les lire que dans les yeux. (José Saramago).

Que peut-on lire dans les yeux et que peuvent lire les yeux ? Les trois quarts des informations contenues dans le cerveau humain proviennent de la vision. Le contrôle de la perception est régi par le système nerveux central, mais dans quelle mesure la perception change-t-elle chez chacun d’entre nous à l’étape suivante, celle du traitement de l’information dans l’expérience sensorielle ? Nous savons que dans le processus cognitif, d’autres sens interviennent, tout se mélange comme un écheveau, et le cerveau entre à nouveau en action pour tenter de mettre de l’ordre dans l’armoire des souvenirs, un cabinet imaginaire de notre maison /corps, dans lequel la mémoire visuelle est souvent plus efficace que n’importe quelle pensée. Comment est-ce que moi, en tant qu’être humain, je perçois l’arc-en-ciel et comment une chouette le perçoit-il ? La décomposition de la lumière blanche dans les couleurs de l’iris provoque-t-elle chez cette créature énigmatique le même enchantement que chez moi ? Lumière, couleur et vision dominent notre vie quotidienne. Outre la forme et éventuellement la couleur, que voyons-nous ? Le ventre, notre deuxième cerveau à nous, les humains, complique beaucoup notre perception.

Devant une œuvre d’art, nos sens mènent l’enquête. Il ne s’agit pas seulement d’une perception visuelle, mais d’une perception qui donne à penser. L’œuvre artistique va au-delà de la représentation, elle nous offre une possibilité de réflexion sur le monde, le social et la nature. L’indécidable devient signe, rythme, couleur, espace nous racontant ce qui n’a pas de forme. 

Feuilleter le catalogue d’une vaste collection ouvre autant de voies possibles pour la parcourir, tel un trajet veineux qui sous-tend une grande artère, un chemin fait de nombreux sentiers battus dans une forêt à explorer. Nous devons marcher pieds nus et l’esprit libre, en essayant de ne pas nous laisser influencer par des agents extérieurs, en veillant à ne pas nous blesser, emportant avec nous le bagage humain qu’est notre mémoire collective, qui utilise des images et se manifeste par des symboles.

Qu’est-ce qu’un nœud ? Combien de définitions et de significations différentes pouvons-nous lui associer ?

Certains nœuds peuvent générer de la douleur, d’autres sont fallacieux dans leur tentative de prendre forme et de se fermer, comme dans le mouvement répété de la boucle vidéo de Francis Alÿs qui montre une jeune fille absorbée dans l’acte d’enrouler ses cheveux, qui ne cessent de se dénouer. Un geste répétitif anti-gordien et délicat qui devient symbole d’identité et d’affirmation de sa liberté. Le doux l’emporte sur le dur. Certaines religions interdisent aux femmes de montrer leurs cheveux, avec l’obligation de les couvrir d’un voile ou d’autre chose. Le geste montré dans la vidéo devient aussi un acte révolutionnaire, signifiant l’impossibilité de contrôler les femmes. De manière perverse, le monde occidental continue également à chercher des moyens de « nouer » le féminin. 

Ne coupe pas le fil quand tu peux défaire les nœuds, dit le proverbe indien ; défaire les nœuds implique une grande patience, de la force, de la constance et surtout une intention.

Les nœuds peuvent également être des obstacles à la pensée. L’histoire de l’humanité n’a cessé de créer des dogmes pour ne pas défaire les nœuds, pensant ainsi chasser ce qui perturbe et effraie.

L’émotion primaire de la peur est utile à l’homme et à l’animal pour se préparer à se défendre contre d’éventuels dangers ; si elle est poussée à l’extrême et étendue à tout ce qui diffère de soi, elle ne peut que mettre à mal toute forme d’équilibre individuel et collectif. D’où la nécessité d’identifier celui que l’on doit craindre puis punir, avec la conviction de pouvoir contrôler et dompter la peur primitive de l’homme. Si cette démarche est nécessaire pour identifier les dangers et y échapper, elle devient, lorsqu’elle est prolongée et poussée à l’extrême, une menace pour l’équilibre psychique individuel et collectif. L’art peut nous rapprocher de l’indécidable, de l’inquiétant, sans générer la terreur et surtout sans générer de dogmes castrateurs.

Avec Silvia Fiorucci, nous avons souvent discuté de ces thèmes, reconnaissant chez l’une et l’autre une tendance  à regarder aussi avec le ventre, la tête et le cœur, à démêler un écheveau pour libérer les flux de tous les canaux possibles. Comme dans une pratique yogique profonde alliant respiration, méditation, étirements et exercice dans le but de défaire les nœuds des chakras.

L’exposition comprend une œuvre invitée, qui ne fait pas partie de la collection, réalisée par Joana Escoval. La première rencontre épiphanique avec la sculpture Solar Plexus a eu lieu en compagnie de l’artiste, dans l’espace de la galerie milanaise qui a accueilli son exposition personnelle Armonia. En avançant lentement dans l’espace d’exposition, nous nous sommes entretenues des fluides, de la matière, de l’énergie, de la perception du corps en tant que lien entre la terre et le ciel, nous avons discuté de ce qui est physique, visible, et de ce qui est gazeux, non visible, en interaction et transformation continues ; nous avons évoqué la nécessité d’un regard qui ne soit pas seulement perceptif et qui mobilise une capacité de sentir interagissant avec chaque objet et les matériaux qui le composent. Les œuvres et les spectateurs sont les conducteurs de ces flux d’énergie variables. L’air, comme l’indique la légende de l’œuvre, est l’un des matériaux constitutifs. Le cercle de laiton et d’air est installé à la hauteur du plexus de l’artiste. Ma taille étant similaire à la sienne, l’œuvre a interrompu notre communication verbale pendant quelques instants, au profit d’autres flux.

En parlant de plexus solaire, on pense immédiatement à Manipura, le chakra correspondant, associé à la compréhension intuitive de ce que nous sommes et de l’environnement avec lequel nous entrons en relation. L’étymologie de plexus est « entrelacé ». Anatomiquement, il s’agit d’un réseau de nerfs et de ganglions du système nerveux sympathique. Si le corps humain est un conducteur, on peut définir le plexus solaire comme une boîte de jonction électrique qui distribue des câbles dans la région abdominale et tous ses organes. 

L’œuvre Solar Plexus est la clé du pentagramme de ce projet d’exposition.

La sélection proposée ici est de toute évidence intime, émotionnelle, liée à ma relation avec la collectionneuse, à des associations libres de pensée qui nous ramènent à des moments vécus ensemble ou à des réflexions, des discussions et des rencontres humaines partagées. Il s’agit d’une relation nodale, d’un nœud libre qui n’emprisonne pas et ne bloque pas les mots dans la gorge.